Project Nimbus : quelques notes supplémentaires
Je développe quelques informations glanées sur le web concernant le Project Nimbus. C’est une synthèse centrée sur le projet plutôt que les licenciements et sa controverse en tant que séquence. J’ai mis à la fin quelques pistes pour continuer à creuser les histoires qui pourraient être racontées et qui me sembleraient intéressantes.
Avec ce genre de billet, je cherche à savoir si j'arrive à formuler par écrit un sujet. N'hésitez donc pas à me signaler s'il y a des choses qui vous semble être de l'ordre de l'égarement ou s'il y a des informations complémentaires qui pourraient être pertinente pour mieux comprendre les choses.
ce qu’on sait du Project Nimbus
- Le projet a été officialisé en 2021. Il s’agit d’un accord entre Israël et 2 entreprises US, Google et Amazon.
- La valeur est de 1.22 USD.
- La durée est de 7 ans.
- C’est une prestation très large du service cloud.
- Une partie concerne la mise en place d’un data center sur le territoire israélien ce qui permettrait à cet état de faire valoir une forme de souveraineté et d’échapper à un éventuel regard de l’Union européenne et de sa réglementation avancée sur la protection des données.
- Une autre partie est la mise à disponibilité de services de consulting pour la connexion avec les services de Google déjà existant.
- Le contrat stipule bien que l’armée sera aussi usagère de cette infrastructure.
- L’infrastructure est ainsi faite pour que Google n’ait pas accès aux données et ne dispose pas d’un droit de regard sur les usages des technologies.
- Cependant, les conditions d’utilisation empêchent théoriquement un usage à des fins de guerre ou de coercition.
- Une clause amenée par le gouvernement israélien est l’impossibilité pour Google et Amazon d’annuler le contrat sous l’effet d’un boycott.
la réaction en interne
- L’existence du projet suscite en interne des réactions vives, mais qui semblent autant minoritaires qu’isolées. Elles sont parfois médiatisées en donnant lieu à des articles. Cela entraine une réaction de l’entreprise autre qu’un durcissement rapide de la gestion des voix discordantes.
- En 2022, Ariel Koren a été poussée dehors avec des pratiques vraiment douteuses. Elle revenait de congés maladie et avait été mutée au Brésil alors qu’elle vivait alors à San Francisco. Elle avait le choix entre démissionner et déménager dans les 3 semaines. La procédure, sous le regard de Google et d’un service tiers, a jugé que ce n’était pas des représailles à l’encontre de son activisme.
- En 2022 également, Jack Poulson, qui était employé depuis 14 ans, démissionne à son tour en protestation du contrat.
- En mars 2024, Eddie Hatfield avait fait une interpellation verbale pendant une conférence tech sponsorisée par une entreprise israélienne. Il a été licencié. Dans la foulée, Vidana Abdel Khalek, une employée du Trust and Safety, démissionne pour protester contre les pratiques de l’entreprise.
- En avril 2024, une dizaine d’employé-e-s organisent un sit-in dans les locaux de New York City et Sunnyvale (CA). Ils iront jusqu’à occuper le bureau du CEO de Google Cloud. En tout 28 employé-e-s seront licencié-e-s sans que la participation aux manifestations soit nécessairement avérée.
- Un élément difficile à appréhender est la place de la culture américaine. Il y a des différences notables en termes de : culture d’entreprise, attitude vis-à-vis de la colonisation du territoire palestinien, du sionisme et de l’antisémitisme. Sans parler également de la place de Google dans le mythe américain et du capitalisme numérique. Les États-Unis ont leur propre histoire faite de racisme et de ségrégation, mais également d’immigration et colonisation qui fait tout un gloubiboulga assez différent de la soupe mentale européenne.
- Il faut également prendre en compte le climat économique actuel du marché de l’emploi dans le secteur numérique. Après une forte période d’embauches suite à l’exploitation de l’explosion des besoins en services permettant un travail massif à distance, l’ambiance est maintenant à un dégraissage (big layoff) pour atteindre les objectifs financiers de croissance économique et de rendements pour les actionnaires. Il faut également faire de la place pour de nouveaux investissements dans la bulle IA. Les employé-e-s du numérique, spécialement aux USA, voient une régression du rapport de force entre travail et capital. Les employé-e-s qui préfèrent se faire virer ou démissionner ont d’autant plus de courage bien que cela permette à peu de frais l’entreprise de s’éloigner discrètement d’une image d’entreprise à la pointe du progrès social et de continuer à rogner sur les marges.
cloud
- Air du temps oblige, il est beaucoup question d’intelligence artificielle, mais il me semble que les problématiques de privacy, big data et cloud computing sont déjà bien assez importantes.
- Le montant s’explique par la masse de données et le lieu de leur stockage pour éviter des transferts depuis des zones avec des régimes de protection plus strictes comme l’Europe.
- Avoir des données personnelles ou individuelles en grande quantité est ce qui permet de faire du ciblage.
- C’est aussi un prérequis pour une politique technocratique où les populations sont gouvernées du dessus comme dans de vastes simulations se rapprochant d’un jeu vidéo. Les citoyen-ne-s sont réduits en diverses lignes d’informations et si possible de chiffres, ce qui permettra des calculs et des simplifications. C’est toute l’ambition des techniques de machine learning ou d’intelligence artificielle. Dans ce contexte, les deux termes sont équivalents : réduire les individus à un petit nombre de valeurs utilisables. Par exemple, une probabilité d’être un membre de l’armée adverse et un autre indiquant l’importance dans la hiérarchie à partir des comportements sur les messageries sociales du type WhatsApp ou les données géographiques.
- Le cloud computing est souvent ironiquement résumé par le déplacement de la propriété d’une ressource informatique. Là où habituellement, on achète un ordinateur ou un serveur, la fiction du cloud est celle d’une évaporation de cette ressource alors qu’elle se retrouve simplement déplacée dans un lieu éloigné. Sous couvert d’optimisation des ressources, cette mise à distance permet de cacher les coûts écologiques tout en concentrant le pouvoir.
- Le cloud est également un modèle d’architecture très profitable. Il est difficile d’imaginer le contrat prendre fin en 2028 et tout l’enjeu stratégique pour les entreprises est de créer une situation de rente. Tout ce montage est largement thématisé dans la littérature sur le capitalisme de plateforme.
- Enfin, le cloud permet à Israël d’utiliser des services grand public à des fins militaires et de surveillance. Par exemple, les employé-e-s de Google eux-mêmes soulignent que Google Photos permet de faire de la reconnaissance faciale sans créer directement une nouvelle brèche de privacy, mais en exploitant celle déjà énorme de l’accumulation de données personnelles par Google. Il n’y a pas vraiment de transfert de données ou de technologies seulement la location d’un service tiers. C’est aussi cela la magie du cloud.
- Autant les big data que les technologies étiquetées « intelligence artificielle » sont tributaires de racines racistes et eugénistes (la phrénologie, Galton, Pearson, et Fischer) d’une part et de contrôle étatique d’autre part (la démographie comme contrôle politique et économique des populations). Un présupposé des dérivées de la reconnaissance faciale est la réduction des individus à des traits physiques lus par une machine. C’est une forme de déterminisme qui donne lieu à der formes d’oppression ainsi qu’une introduction invisible de biais idéologique dans une promesse de neutralité par effet de machine washing.
- Ces technologies sont également gourmandes en ressources informatiques. Ce qui n’est pas sans rappeler les origines militaires de la Silicon Valley. Ce petit coin de Californie ne doit son existence et ses profits que par un besoin constant de l’appareil militaire US en technologie. Notamment pour assurer une forme de supériorité technologique d’une armée de métier amenant souvent une infériorité numérique sur le terrain.
Israël et Gaza
- Actuellement, on ne sait pas grand-chose du contrat en lui-même. Il y a donc beaucoup de spéculation. Mais on peut le remettre dans le contexte dans la mise à disposition de technologies et de services à un État en conflit avec un autre. Ce conflit donne aujourd’hui lieu à un génocide qu’il est difficile de contester.
- Gaza est un terrain d’expérimentation des technologies de surveillance et de guerre, de maintien de l’ordre et de propagande. C’était le cas avant l’escalade suite au 7 octobre.
interview des employé-e-s licencié-e-s
https://www.youtube.com/watch?v=rz8Y2NSPpXo
Cette vidéo est super pour mettre des visages et des voix sur les personnes qui luttent.
poursuivre ce chemin
- Je ne vois pas trop quel intérêt à faire de nouveaux entretiens avec les employé-e-s qui ont quitté l’entreprise. Leurs propos sont déjà clairs et articulés. Dans un contexte francophone, j’aimerais bien savoir ce qu’il en est des employé-e-s qui travaillent sur le territoire européen ou qui en viennent.
- Comment s’organisent ou non des employé-e-s d’autres entreprises fournissant des services et du matériel contribuant directement à une politique de surveillance et par extension à la mise en application d’une politique amenant à un génocide ?
- Quels sont les modes d’action pour casser l’appareillage oppressif en tant que travailleur-euse du numérique ? Est-ce que visibiliser la continuité entre le quotidien des entreprises de services numériques à un paradigme technologique de gouvernementalité où tout tend vers le numérique et à une déshumanisation est suffisant ?
- Quelles seraient les conséquences d’une rupture du contrat entre Google, Amazon et l’administration israélienne ? La somme doit être conséquente, mais de quel ordre sachant au regard de la richesse des deux entreprises au pinacle d’un oligopole.
références bibliographiques
Ce sont quelques références qui ont traversé mon esprit lors de la compilation de ces quelques notes.
- Acemoglu, Daron, and Simon Johnson. 2023. Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle over Technology and Prosperity. First edition. New York: PublicAffairs.
- Crawford, Kate. 2021. Atlas of AI: Power, Politics, and the Planetary Costs of Artificial Intelligence. New Haven: Yale University Press.
- Doctorow, Cory. 2020. How to Destroy Surveillance Capitalism. First edition. New York, NY: Stonesong Digital.
- Hu, Tung-Hui. 2015. A Prehistory of the Cloud. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press.
- Martin, Olivier. 2023. Chiffre. Collection Le Mot Est Faible. Paris: Anamosa.
- McQuillan, Dan. 2022. Resisting AI: An Anti-Fascist Approach to Artificial Intelligence. Bristol, UK: Bristol University Press.
- Raji, Inioluwa Deborah, I. Elizabeth Kumar, Aaron Horowitz, and Andrew D. Selbst. 2022. “The Fallacy of AI Functionality.” In 2022 ACM Conference on Fairness, Accountability, and Transparency, 959–72. https://doi.org/10.1145/3531146.3533158.
- Scott, James C. 2020. Seeing like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed. Veritas paperbacks edition. New Haven: Yale University Press.
- Tréguer, Félix. 2023. Contre-Histoire d’Internet, Du XVe Siècle À Nos Jours. Marseille: Agone éditeur.
- Zuboff, Shoshana. 2019. The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. First edition. New York: PublicAffairs.
- type : #veille
Merci d'avoir lu ce texte ! On peut en discuter sur mastodon. Pour être informé·e lors de la parution de nouveaux articles, abonnez-vous au fil rss.