Substack, les nazis et le capitalisme (de plateforme) numérique

Substack est une plateforme mettant en relation des auteurs et des publics. L'intérêt du site est la mise à disposition d'un paywall, c.-à-d. la gestion d'un accès à des contenus conditionnés par un abonnement mensuel ou annuel. Substack prenant une commission sur chacun des abonnements. C'est un site relativement méconnu en France, hormis quelques niches adjacentes à la culture américaine où Substack est un peu plus populaire dues à la présence importante de la culture californienne parmi les élites. Depuis quelques jours, le site se retrouve très justement critiqué pour son soutien à des auteurs d'extrême droite et pour certains ouvertement et littéralement nazis.

https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2023/11/substack-extremism-nazi-white-supremacy-newsletters/676156/

Quelques semaines auparavant, un article de The Atlantic revenait sur la présence de nazis sur la plateforme Substack. La défense des fondateurs de l'entreprise repose sur une vision néo-libérale de la liberté d'expression. Un laissez-faire maximaliste où tout se vaut et le marché des idées fera le tri. On est en 2023 et ce n'est pas plus une prophétie que de dire que cette idée d'autorégulation des idées est tout bonnement une fable avec des conséquences importantes.

https://substack.com/@hamish/note/c-45811343

Deux lettres ouvertes plus tard, la direction de Substack répond enfin à la controverse. Ils réitèrent sur une critique de la censure. C'est un point assez hypocrite. Leurs conditions d'utilisations comportent des critères assez clairs (). De plus, ils ont déjà choisi d'exclure certains contenus. Être ouvertement nazi et tenir des propos racistes est ok tant que c'est poli et pas “haineux”. En ne cherchant pas très vigoureusement, il est facile de trouver un substack avec la charte graphique du parti nazi (rouge, blanc, noir, Fraktur, croix gammées, drapeaux, etc.).

Une des conditions est par exemple de ne pas accepter de productions qui sont par ailleurs bannies de leur solution de micropaiement, Stripe. Or, il se trouve que certains auteurs sont bannis de Stripe pour leurs propos racistes, mais se retrouvent accueillis chez Substack avec une solution de contournement et une autre prestataire de transaction que Stripe.

La question de la microtransaction est le cœur de la plateforme. L'entreprise fait la promesse d'une rencontre d’une activité d'écriture, d’un lectorat et d’une rémunération plus ou moins conséquente. Ainsi au-delà de la simple tolérance, en contribuant à l'exposition d'auteurs fascistes, Substack leur donne une audience décuplée par l'effet de réseau, les personnes qui viennent sur substack pour d'autres raisons, mais surtout par la mise en avant de ces auteurs en les invitant à des moments éditoriaux privilégiés comme au principal podcast dédié au site, The Active Voice, sans aucune prévention ni contre-mesure.

Dans une certaine mesure, Substack est dans les pas de Medium. Ces deux entreprises ont longtemps cherché à séduire des auteurs provenant du monde journalistique et leur fournissant salaire et travail de support (éditeur, producteur de podcast). Medium cherche encore son modèle économique après de nombreuses tentatives et de changements, “l'entreprise pivote” dans le jargon de l'économie numérique, en laissant de côté des journalistes qu'elle a embauchés pour voir avant de changer d'avis. Leur modèle est actuellement un abonnement unique et une vague redistribution en fonction de l'audience. Les contenus produits le sont souvent gratuitement et se retrouvent derrière une page d'abonnement obligatoire, un paywall. Substack fait le pari d'une rémunération individualisée en fonction du nombre d'abonnements et une taxe de 10% générant un bel effet de longue traine. C'est le degré zéro dû capitalisme de plateforme. C'est aussi une logique individualiste qui met les en compétition les auteurs entre eux, le budget des lecteurs n'étant pas infini, il faut bien choisir quels contenus privilégiés, on va avoir accès. Chacun paie aussi pour sa newsletter et pour chaque auteur. C'est souvent entre 5 et 15 euros par mois, ce qui est assez voisin du tarif des médias traditionnels pour un journal entier. Il n'y a pas de partage économique et au mieux un partage d'audience à travers un système de connivence. C'est aussi une atomisation des pratiques éditoriales, tout est attaché à un nom propre, singulier et rares sont les productions collectives. En l'absence d'une quelconque forme de redistribution équitable, c'est un appauvrissement général, la concentration des revenus économiques dans une très petite fraction des producteurs de contenus, et une belle rente pour Substack. Le modèle économique est déjà bien éprouvé sauf qu'ici, on parle d'être alimenté par de l'argent sale et de financer des personnes exécrables.

Au départ, Substack est une plateforme pour faire des newsletters, c.-à-d. des textes qui seront lus dans une boite email. La tendance générale étant à transformer ces lieux de correspondance en poubelle à publicité, à notifications et artefacts de démarches administratives, trop de newsletters amènent à une saturation de l'attention qui est déjà bien malmené. En plus, on mesure beaucoup de choses dans une newsletter que sur un site ou une application. C'est pour cela que le site est moins en moins à propos de newsletters et de plus en plus à propos de discours très vagues (“The subscription network for independent writers and creators”). Le problème est que c'est, à nouveau, une entreprise qui éloigne les publics d'un web ouvert, celui où la page HTML est la finalité et non pas juste une coquille vide transportant tout un tas de technologies non interopérables, looking at you Single Page Application. D'ailleurs, même s'il s'agissait d'email, il est impossible de rentrer facilement en contact avec les auteurs qu'on aimerait soutenir dans leur démarche de changement d'espace de publication. Il y a bien les commentaires mais cela revient à peu près à attraper quelqu'un par le col de la chemise alors qu'on aimerait juste avoir une discussion cordiale avec quelqu'un à qui on donne déjà de l'argent.

Le protocole Web Monetization est la réponse ouverte à la problématique de la rémunération du travail de production culturelle. Avant tout une solution technique, elle ne touche pas du tout à la problématique sociale. D'abord c'est une solution avec une forte connotation crypto, il faut attacher un portefeuille électronique, un wallet, pour faire et recevoir des donations. Ensuite, elle suit un modèle idéologique basé sur l'individu et l'identité. Par exemple write.as est la version cloud de writefreely, un logiciel permettant à tout un chacun d'héberger une ferme de blog, pour parler comme dans le web des années 2000, et propulsant ce site. Write.as implémente justement web monetization mais sans effet de réseau ou de collectif, c'est une drôle de décoration qui ne nourrira personne et ne soutiendra aucune production.

En fait rien ne remplacera le travail collectif. Les premiers à l'avoir compris sont les médias dont le cœur est une rédaction composée de journalistes. La production est mutualisée et la rémunération est partagée sous forme de salaires. C'est une vision idéalisée et schématique. Il y a souvent quelque part des actionnaires, de la publicité, mais aussi l'État comme perfusion économique sous forme des aides à la presse. Est-ce qu'on peut imaginer d'autres formes d'organisation sociotechnique pour la production et la diffusion d'objets écrits ? À commencer par la fiction, la poésie, des écritures plus personnelles, et non pas individualistes, et pourquoi pas, en fait, du journalisme pour sortir des contraintes économiques et de la pression de l'actualité. Faire des collectifs et des communautés autonomes, et arrêter une nouvelle plateformisation d'une pratique qui pourrait quand même être sympathique. De façon connexe, on peut penser au collectif de créateurs de jeux vidéos Sokpop qui fait un jeu par mois contre un abonnement de 3 euros. Cela leur permet de s'affranchir des codes de productions du milieu et d'explorer créativement de nouveaux imaginaires. Substack n'est pas la première plateforme a exploiter l'espace séparant une écriture et sa lecture, elle ne sera pas la dernière non plus. Mais est-ce que cela ne serait pas le moment de commencer à chercher de nouveaux modèles ? Notre époque en a besoin.

type : #analyse sujets : #moderation #substack #plateforme #politique


Merci d'avoir lu ce texte ! On peut en discuter sur mastodon. Pour être informé·e lors de la parution de nouveaux articles, abonnez-vous au fil rss.