Escale et ancrage

Au cours de ses escales, le thé a dû apprendre à composer, à détruire certaines parties de lui-même pour en faire pousser d'autres. Le voyage nous force à faire la même chose. Plusieurs fois, on m'a demandé comment je faisais pour supporter la misogynie extrême de certains pays et continuer d'y voyager malgré tout. Tout d'abord, j'ai toujours été surprise qu'on ne pose pas cette question à mes homologues masculins, comme si on trouvait tout à fait normal que, eux, puissent s'accommoder du sexisme et de l'homophobie. N'adresser cette question qu'aux femmes trahit à mon sens des arrière-pensées qui font partie du problème. Ensuite, où aller, où vivre, dans ce cas ? Si quelqu'un connaît un pays qui traite les femmes à égalité avec les hommes, qu'il m'en donne le nom. Il y a des différences de degrés, je le concède. Mais réduire l'immensité d'un pays ou d'une culture à sa politique et à ses ignominies quotidienne est, à mon sens, contre-productif, et ne contribue qu'à y enfermer pour de bon celles et ceux qui en souffrent. Alors, la seule réponse que je puisse apporter est simple : je ne le supporte pas. J'ai senti mon coeur se fracasser plusieurs fois. Et c'est peut-être cela qui fait de moi un être humain. En Inde, j'ai découvert qu'on pouvait faire des nuits blanches de rage. Le sentiment d'impuissance, ça vous bousille de l'intérieur. C'est à cet endroit qu'il est difficile d'être : celui de la double absence. Ne plus être ni ici ni ailleurs — observer sans jamais faire partie. Mais je crois que c'est précisément cette faille que je cherche : elle contient la liberté la plus radicale. Aller où je ne suis pas, revenir où je ne suis plus. Un aller-retour permanent , une négociation avec mes propres valeurs, avec les idées auxquelles je crois. C'est aussi ce que le thé a fait : partir, revenir, et entre-temps trébucher. Mais, toujours, se métarmorphoser au contact de l'altérité. Voyager, c'est se confronter à cette altérité, pour le meilleur et pour le pire ; creuser des tranchées en soi qui dessinent peu à peu de nouveaux contours — et apprendre à distinguer les ancrages.

— Lucie Azema, L'usage du thé